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Attac78Nord
16 juin 2005

Florence Aubenas, rédemption des éditorialistes oui-ouistes? Pas question!

Bas les pattes!
C’est un peu comme si vous aviez eu le privilège de connaître un site, un paysage, un édifice, particulièrement admirable, visité par un grand nombre de gens, certes – parce que ce qui est remarquable reste rarement ignoré –, mais signalé par aucun guide touristique. Jusqu’au jour où, parce qu’il est menacé, on se met à faire tout un foin autour de lui pour le sauver; un foin auquel, d’ailleurs, vous contribuez de toutes vos petites forces. La mobilisation atteint son but, les bulldozers rentrent à la niche, et, désormais, l’honnête petite nationale qui y menait est remplacée par une autoroute à quatre voies. Le lieu lui-même n’a pas changé, mais sa fréquentation, si: on y croise désormais plein de gens très bien, heureux que la menace qui pesait sur lui leur ait au moins permis de le découvrir, et qui se fondent à merveille dans le décor; mais aussi d’autres, touristes de luxe arrivés en car climatisé, que vous vous énervez de voir là, comme si le simple fait de vous y être rendu quelquefois par le passé – vous êtes loin d’être un habitué – et d’aimer cet endroit vous donnait une sorte de droit à en contrôler l’accès: ridicule. Quand vos amis mentionnent devant vous ce site étonnant dont tout le monde parle, dont on écoule des cartes postales à profusion, vous vous empressez de leur expliquer que vous l’avez connu et apprécié avant qu’il ne soit célèbre; ils vous traitent de snob, et ils ont bien raison. Quand c’est vous qui prenez l’initiative d’en parler, vous devinez, au regard affligé que vous lancent certains de vos interlocuteurs, qu’un nom autrefois intrigant et méconnu, signe de ralliement d’un petit cercle d’aficionados, est devenu un lieu commun total, et ça vous fait tout drôle.             

(Ma comparaison est foireuse sur au moins un point, c’est que Florence Aubenas est un paysage qui bouge, un monument itinérant, et pas qu’un peu; si autant de gens, venus de tous les horizons sociaux et géographiques imaginables, ont eu un jour l’occasion de croiser son chemin, c’est que, si tu ne vas pas à elle, Florence Aubenas, dans sa boulimie de rencontres, vient fatalement à toi un jour ou l’autre. C’est aussi un paysage qui parle, mais ça, je ne crois pas qu’il soit utile de le préciser.)

            

«Bernard Guetta, il a aussi connu
des moments difficiles,
ces dernières semaines…»
Stéphane Paoli à Florence Aubenas

            

Dimanche soir, après avoir fait comme tout le monde, c’est-à-dire pleuré de joie comme des veaux devant la télé, tout en hoquetant de rire, en même temps, au festival de blagues hallucinant qu’elle improvisait sur le tarmac, on avait pris plein de bonnes résolutions. Maintenant qu’elle était là, parmi nous, qu’elle était enfin rendue à cette liberté dont elle fait un usage si impressionnant et jubilatoire, il fallait cesser de parler d’elle, se faire discrets, lui foutre la paix. Si certaines récupérations nous irritaient, il n’y avait qu’à respirer un grand coup et à laisser filer; après tout, si quelque chose la gênait, elle était assez grande pour se défendre toute seule, et toute protestation d’un tiers ne pourrait constituer qu’une tentative de contre-récupération. Après ce qu’elle avait vécu, il fallait lui laisser le temps de se remettre au parfum et de choisir elle-même le moment où elle reviendrait dans l’arène des débats franco-français - si toutefois elle y revenait. Au début, on a relativement bien tenu le coup. Par exemple, Jean Daniel, dans un édito du Nouvel Observateur intitulé «La maîtrise et la grâce», après l’avoir encensée («chacun s’émerveille de réaliser à quel point Florence mérite sa gloire. Elle grandit, par son allure, tous ceux qui l’ont aidée»), enchaîne sur une analyse à deux balles expliquant que, s’il y a des prises d’otages en Irak, et si ce genre de pratique «ne s’est tout de même pas encore intégrée dans nos mœurs», si lui-même ne se fait pas prendre en otage dans Paris quand le taxi qui l’emmène au Nouvel Obs s’arrête à un feu rouge, ce n’est pas parce que, contrairement à celle de la France, la situation de l’Irak, sanglante et chaotique, avec la présence sur son sol d’une armée étrangère d’occupation, permet aux pires malfrats d’imposer leur loi; non, non, non: c’est cul-tu-rel. «Dans certaines sociétés où l’individu n’existe pas encore, une morale antique permet de punir le groupe, donc tous ceux qui, innocemment ou pas, en font partie, nous informe Jean Daniel. Jamais on n’a accepté tout à fait, dans une grande partie du monde, l’injonction d’Ezéchiel selon laquelle les fils ne devraient plus avoir les dents agacées sous le prétexte que leurs pères ont mangé des raisins verts.» Eh bien, on a lu ça, et on a à peine frémi: c’est dire. Mais, quand même, une certaine irritation montait.

            

Elle a explosé d’un coup avec la matinale de France Inter, mercredi matin. Face à Florence Aubenas qui, invitée de «Question directe», explique qu’elle représente cette grande majorité de journalistes, dont on voit rarement le visage en temps normal, qui n’est pas éditorialiste, qui est sur le terrain («je représente un journalisme que les gens ont moins l’habitude de personnifier»), Stéphane Paoli, dans une illustration d’anthologie de la capacité humaine à entendre ce qu’on veut bien entendre même si c’est l’exact contraire de ce qui a été dit, s’exclame, la larme à l’œil: «Si vous saviez les débats qui se sont tenus dans ce pays, justement sur le rôle et la fonction de la presse dans des grandes questions politiques, et par exemple celle du référendum; et là, vous renvoyez à la fonction du journaliste, qui est de témoigner de ce qui est, de ce qu’il a vu, de donner des clés pour comprendre. Ça fait un bien fou de vous entendre!» La revue de presse, juste après, s’achève sur une citation de Philippe Val, qui écrit dans Charlie Hebdo que Florence Aubenas est «devenue, à son corps défendant peut-être, une héroïne symbolique du journalisme», et que «son histoire contribuera peut-être à resserrer les liens entre les citoyens et ceux qui les informent». Et puis, au cours de «Radio Com», arrive l’estocade, avec cette sortie inouïe de Paoli, qui lance à son invitée: «[Bernard] Guetta, il a aussi connu des moments difficiles, ces dernières semaines…» Il faut peut-être qu’elle le console?... Et qu’on ne nous dise pas que c’était une blague: les réflexions émises précédemment par Paoli attestent que ça n’en était pas une tant que ça.

            

Si elle nous a autant manqué,
c’est aussi parce qu’elle est tout ce qu’ils ne sont pas

            

Donc, l’éditorialiste qui, semaine après semaine, de son bocal hermétiquement clos, a matraqué son auditoire d’un fanatisme pro-oui frisant la propagande, qui a manifesté un autisme corporatiste ahurissant, suscitant l’exaspération de citoyens qui attendaient vainement d’entendre un autre son de cloche sur l’antenne d’une radio publique, et qui, alors que, pour une large part, ils penchaient pour le non, voyaient leurs arguments systématiquement ignorés, déformés, méprisés, cet éditorialiste-là est un héros, au même titre qu’une reporter qui vient de passer cinq mois entravée dans l’obscurité d’une cave, sans savoir si elle en ressortirait vivante, pour avoir voulu, malgré les risques encourus, raconter humblement une situation, donner chair et vie à des gens abandonnés du monde entier, et qui, sans elle, seraient rayés tout à fait de la carte de l’humanité. Tous les deux font le même métier: ils sont «journalistes». Tous les deux ne font que «témoigner de ce qui est, de ce qu’ils ont vu, donner des clés pour comprendre». Ils «informent», quoi. Et la seconde revient à point nommé pour sauver le premier de l’animosité et du discrédit qu’il s’est inexplicablement attirés – pour «resserrer les liens entre les journalistes et ceux qui les informent».

            

Comment peut-on, une fois de plus, prendre à ce point les auditeurs pour des imbéciles? Comment peut-on s’aveugler à ce point – au point de croire que cet écran de fumée piteux va abuser qui que ce soit? Parce qu’on est heureux du retour de Florence Aubenas, et eux aussi, et parce qu’ils ont une carte de presse comme elle, ils s’imaginent qu’on va tout d’un coup se mettre à les adorer, alors qu’ils ont passé les derniers mois à insulter sans vergogne plus de la moitié du pays? La différence entre elle et eux, ils sont bien les seuls à ne pas la voir! Ça ne lui vient pas à l’esprit, à Paoli, que les gens qui, pendant des semaines, ont appelé le standard de France Inter pour engueuler Bernard Guetta, et ceux qui, pendant des semaines aussi, ont participé à la mobilisation pour la libération de Florence Aubenas et Hussein Hanoun, dans certains cas, ce sont peut-être les mêmes? Si elle nous a autant manqué, c’est aussi parce qu’elle est tout ce qu’ils ne sont pas, justement.

            

Elle retrouve un microcosme médiatique
en plein naufrage,
et on n’a aucune envie qu’elle coule avec lui

            

Pendant la campagne référendaire, quand Cabu, dans un dessin de Charlie Hebdo, ou Les Guignols de l’Info, montraient une Florence Aubenas se prononçant pour le oui, on était écœuré – même si on n’avait évidemment aucune idée de la position qu’elle aurait prise dans ce débat; mais, en même temps, c’était dérisoire: on restait tout entiers tendus vers sa libération. Aujourd’hui, c’est différent. Elle retrouve un microcosme médiatique en plein naufrage, et on n’a aucune envie qu’elle coule avec lui. On n’éprouverait pas le besoin de s’époumoner, toutes bonnes résolutions jetées aux orties, si ce n’était pas eux qui avaient commencé, et qui, dès son retour, tentaient de l’entraîner dans leur chute. Quand, à «Radio Com», un auditeur lourdingue, partisan du non, tout en s’adressant à elle, a pourfendu longuement les politiques oui-ouistes, Alain Rey, prenant la parole juste après, a commenté son intervention en soulignant dans une réprimande paternaliste que Florence Aubenas n’avait été pour lui qu’un «prétexte». Et quand Paoli se sert d’elle pour conclure que les journalistes, au fond, sont tous des gens formidables, et pour se réjouir à l’idée que, grâce à elle, les auditeurs vont enfin s’en rendre compte, elle ne devient pas un «prétexte», peut-être? Ah non, c’est vrai, pardon: dans ce cas-là, c’est pour la bonne cause, bien sûr…

            

Lors du dernier meeting pour le non de gauche à Paris, le vendredi avant le référendum, une délégation de lycéens qui avaient réclamé une prise de parole improvisée s’étaient fait éconduire. En ressortant, furieux, dans un début de bousculade, ils sont passés devant moi. Je portais sur la poitrine un autocollant du comité de soutien à Florence et Hussein. L’un d’eux l’a vu, et il s’est retourné pour crier haineusement: «Et vous, les journalistes, avec vos autocollants de merde, vous pouvez crever! Vous êtes tous des chiens de garde! A mort les journalistes!» Passons sur la façon intelligente et subtile dont était articulée cette critique du pouvoir médiatique. Que ça puisse tomber sur Florence Aubenas, dont notre jeune ami ne savait visiblement rien, à part qu’elle travaillait à Libération, c’était d’une ironie sinistre. Ajouté à la pensée de la situation dans laquelle elle se trouvait au même moment, ça m’a plombé le moral. Je n’ai pas envie que ça puisse se reproduire. Certes, il n’était pas représentatif de l’état de l’opinion; mais même le dernier des petits cons en colère devrait être incapable de la moindre méprise au sujet de Florence Aubenas.

            

Il n’est pas question que des gens
qui ne prennent jamais aucun risque,
ni physique, ni intellectuel,
s’abritent derrière une fille
qui les prend tous sans hésiter

            

Il n’est pas question que des éditorialistes élitistes et condescendants, qui se sont distingués par le mépris de classe ahurissant qu’ils ont jeté à la face de leur public après le référendum, s’abritent derrière une femme qui circule avec une aisance totale sur toute la hauteur de l’échelle sociale, et qui, par exemple, passe une partie de son temps libre à travailler avec ses amis de l’association Africa, à la Courneuve, dans un quartier où eux ne mettront jamais les pieds («Florence, elle est comme moi, elle aime bien boire des cafés et rigoler», disait Mimouna Hadjam, la présidente d’Africa, en racontant leur rencontre). Bernard Langlois, dans Politis, a raison d’écrire qu’elle ne sera jamais «du camp des nantis, des puissants, des maîtres», qu’elle est «aussi étrangère que possible à la foire aux vanités du microcosme», et qu’elle a «l’exigence de justice chevillée au cœur»; Denis Sieffert aussi, qui ajoute que, par rapport à «cette minorité très en vue qui défend une conception élitiste et auto complaisante de ce métier, et fait aux pauvres la morale», Florence Aubenas «incarne un tout autre journalisme». Son insolence rebelle transparaissait parfois dans les messages de soutien publiés par Libération pendant sa détention, d’ailleurs; par exemple, quand Noël Godin, l’entarteur belge, se souvenait des dîners qu’ils avaient partagés, en disant que son rire «ponctuait splendidement leurs agapes, surtout quand ils évoquaient BHL»…             

            

Il n’est pas question que des gens qui ne prennent jamais aucun risque, ni physique, ni intellectuel, s’abritent derrière une fille qui les prend tous sans hésiter. Il n’est pas question que des professionnels de la profession qui ne savent raisonner et écrire qu’en combinant des idées reçues s’abritent derrière une plume sous laquelle on ne trouvera jamais un seul mot qui ne fasse mouche, qui n’ait été pesé, pensé, senti, et qui slalome en virtuose entre tous les clichés et toutes les expressions convenues, attendues. (Au passage, la façon circonspecte et coincée dont ses confrères soulignent son «humour» met en lumière à quel point cette profession, bien souvent, en est anormalement dépourvue.) Il n’est pas question qu’un type qui a transformé un hebdomadaire progressiste – et florissant – en Figaro à colorier, prouvant que l’indépendance économique, à elle seule, ne signifie rien et n’empêche pas l’homologation idéologique, s’abrite derrière celle qui, alors qu’elle travaille au sein d’un journal appartenant à des financiers, fait preuve de la plus grande originalité, de la plus grande indépendance d’esprit. Les médias français traversent une crise grave, et on voit mal comment le retour de Florence Aubenas pourrait les dispenser d’une remise en question globale – au contraire: il ne fait que créer un cruel effet de contraste. Tenter de l’instrumentaliser pour éluder les questions de fond ne peut aboutir à rien, sinon à compromettre, «à son corps défendant», en effet, celle qui mérite le moins de l’être. [Mona Chollet]
             

            

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