Florence Aubenas, rédemption des éditorialistes oui-ouistes? Pas question!
Bas les pattes!
C’est un peu comme si
vous aviez eu le privilège de
connaître un site, un paysage, un édifice,
particulièrement admirable, visité
par un grand nombre de gens, certes – parce que ce qui est
remarquable reste
rarement ignoré –, mais signalé par aucun guide
touristique. Jusqu’au jour où,
parce qu’il est menacé, on se met à faire tout un
foin autour de lui pour le
sauver; un foin auquel, d’ailleurs, vous contribuez de toutes vos
petites
forces. La mobilisation atteint son but, les bulldozers rentrent
à la niche, et,
désormais, l’honnête petite nationale qui y menait
est remplacée par une
autoroute à quatre voies. Le lieu lui-même n’a pas
changé, mais sa
fréquentation, si: on y croise désormais plein de gens
très bien, heureux que
la menace qui pesait sur lui leur ait au moins permis de le
découvrir, et qui
se fondent à merveille dans le décor; mais aussi
d’autres, touristes de luxe
arrivés en car climatisé, que vous vous énervez de
voir là, comme si le simple
fait de vous y être rendu quelquefois par le passé –
vous êtes loin d’être un
habitué – et d’aimer cet endroit vous donnait une
sorte de droit à en contrôler
l’accès: ridicule. Quand vos amis mentionnent devant vous
ce site étonnant dont
tout le monde parle, dont on écoule des cartes postales à
profusion, vous vous
empressez de leur expliquer que vous l’avez connu et
apprécié avant qu’il ne soit
célèbre; ils vous traitent de snob, et ils ont bien
raison. Quand c’est vous
qui prenez l’initiative d’en parler, vous devinez, au
regard affligé que vous
lancent certains de vos interlocuteurs, qu’un nom autrefois
intrigant et
méconnu, signe de ralliement d’un petit cercle
d’aficionados, est devenu un
lieu commun total, et ça vous fait tout drôle.
(Ma comparaison est foireuse sur au moins un point, c’est que Florence Aubenas est un paysage qui bouge, un monument itinérant, et pas qu’un peu; si autant de gens, venus de tous les horizons sociaux et géographiques imaginables, ont eu un jour l’occasion de croiser son chemin, c’est que, si tu ne vas pas à elle, Florence Aubenas, dans sa boulimie de rencontres, vient fatalement à toi un jour ou l’autre. C’est aussi un paysage qui parle, mais ça, je ne crois pas qu’il soit utile de le préciser.)
«Bernard Guetta, il a aussi connu
des moments
difficiles,
ces dernières semaines…»
Stéphane Paoli à Florence Aubenas
Dimanche soir, après avoir fait
comme tout le monde,
c’est-à-dire pleuré de joie comme des veaux devant
la télé, tout en hoquetant
de rire, en même temps, au festival de blagues hallucinant
qu’elle improvisait
sur le tarmac, on avait pris plein de bonnes résolutions.
Maintenant qu’elle
était là, parmi nous, qu’elle était enfin
rendue à cette liberté dont elle fait
un usage si impressionnant et jubilatoire, il fallait cesser de parler
d’elle,
se faire discrets, lui foutre la paix. Si certaines
récupérations nous
irritaient, il n’y avait qu’à respirer un grand coup
et à laisser filer; après
tout, si quelque chose la gênait, elle était assez grande
pour se défendre
toute seule, et toute protestation d’un tiers ne pourrait
constituer qu’une tentative
de contre-récupération. Après ce qu’elle
avait vécu, il fallait lui laisser le
temps de se remettre au parfum et de choisir elle-même le moment
où elle
reviendrait dans l’arène des débats
franco-français - si toutefois elle y revenait. Au début,
on a
relativement bien tenu le coup. Par exemple, Jean Daniel, dans un
édito du Nouvel
Observateur intitulé «La maîtrise et la
grâce», après l’avoir
encensée («chacun
s’émerveille de réaliser à quel
point Florence mérite sa gloire. Elle grandit, par son allure,
tous ceux qui
l’ont aidée»),
enchaîne sur une analyse
à deux balles expliquant que, s’il y a des prises
d’otages en Irak, et si ce
genre de pratique «ne s’est tout de même pas
encore intégrée dans nos mœurs»,
si lui-même ne se fait pas prendre en otage dans Paris quand le
taxi qui
l’emmène au Nouvel Obs s’arrête
à un feu rouge, ce n’est pas parce que,
contrairement à celle de la France, la situation de
l’Irak, sanglante et
chaotique, avec la présence sur son sol d’une armée
étrangère d’occupation, permet
aux pires malfrats d’imposer leur loi; non, non, non: c’est
cul-tu-rel. «Dans certaines
sociétés où l’individu n’existe pas
encore,
une morale antique permet de punir le groupe, donc tous ceux qui,
innocemment
ou pas, en font partie, nous
informe Jean
Daniel. Jamais on n’a accepté tout à fait, dans
une grande partie du monde,
l’injonction d’Ezéchiel selon laquelle les fils ne
devraient plus avoir les
dents agacées sous le prétexte que leurs pères ont
mangé des raisins verts.»
Eh bien, on a lu ça, et on a à peine frémi:
c’est dire. Mais, quand
même, une certaine irritation montait.
Elle a explosé d’un coup avec la matinale de France Inter, mercredi matin. Face à Florence Aubenas qui, invitée de «Question directe», explique qu’elle représente cette grande majorité de journalistes, dont on voit rarement le visage en temps normal, qui n’est pas éditorialiste, qui est sur le terrain («je représente un journalisme que les gens ont moins l’habitude de personnifier»), Stéphane Paoli, dans une illustration d’anthologie de la capacité humaine à entendre ce qu’on veut bien entendre même si c’est l’exact contraire de ce qui a été dit, s’exclame, la larme à l’œil: «Si vous saviez les débats qui se sont tenus dans ce pays, justement sur le rôle et la fonction de la presse dans des grandes questions politiques, et par exemple celle du référendum; et là, vous renvoyez à la fonction du journaliste, qui est de témoigner de ce qui est, de ce qu’il a vu, de donner des clés pour comprendre. Ça fait un bien fou de vous entendre!» La revue de presse, juste après, s’achève sur une citation de Philippe Val, qui écrit dans Charlie Hebdo que Florence Aubenas est «devenue, à son corps défendant peut-être, une héroïne symbolique du journalisme», et que «son histoire contribuera peut-être à resserrer les liens entre les citoyens et ceux qui les informent». Et puis, au cours de «Radio Com», arrive l’estocade, avec cette sortie inouïe de Paoli, qui lance à son invitée: «[Bernard] Guetta, il a aussi connu des moments difficiles, ces dernières semaines…» Il faut peut-être qu’elle le console?... Et qu’on ne nous dise pas que c’était une blague: les réflexions émises précédemment par Paoli attestent que ça n’en était pas une tant que ça.
Si elle nous a autant manqué,
c’est aussi parce qu’elle est tout ce qu’ils ne sont
pas
Elle retrouve un microcosme médiatique
en plein naufrage,
et on n’a aucune envie qu’elle coule avec lui
qui ne prennent jamais
aucun risque,
ni physique, ni intellectuel,
s’abritent derrière une fille
qui
les prend tous sans hésiter
Il n’est pas question que des éditorialistes élitistes et condescendants, qui se sont distingués par le mépris de classe ahurissant qu’ils ont jeté à la face de leur public après le référendum, s’abritent derrière une femme qui circule avec une aisance totale sur toute la hauteur de l’échelle sociale, et qui, par exemple, passe une partie de son temps libre à travailler avec ses amis de l’association Africa, à la Courneuve, dans un quartier où eux ne mettront jamais les pieds («Florence, elle est comme moi, elle aime bien boire des cafés et rigoler», disait Mimouna Hadjam, la présidente d’Africa, en racontant leur rencontre). Bernard Langlois, dans Politis, a raison d’écrire qu’elle ne sera jamais «du camp des nantis, des puissants, des maîtres», qu’elle est «aussi étrangère que possible à la foire aux vanités du microcosme», et qu’elle a «l’exigence de justice chevillée au cœur»; Denis Sieffert aussi, qui ajoute que, par rapport à «cette minorité très en vue qui défend une conception élitiste et auto complaisante de ce métier, et fait aux pauvres la morale», Florence Aubenas «incarne un tout autre journalisme». Son insolence rebelle transparaissait parfois dans les messages de soutien publiés par Libération pendant sa détention, d’ailleurs; par exemple, quand Noël Godin, l’entarteur belge, se souvenait des dîners qu’ils avaient partagés, en disant que son rire «ponctuait splendidement leurs agapes, surtout quand ils évoquaient BHL»…