Une annulation de dettes en attendant mieux
L’annulation
de la dette ne suffira pas à régler les difficultés des pays les plus
pauvres. Il faut redéfinir les politiques d’aide publique au
développement.
Tony Blair et son ministre des
Finances Gordon Brown ont obtenu à Londres, à la mi-juin, l’accord des
autres grands pays industrialisés du G7 et de la Russie pour annuler
40 milliards de dollars de la dette extérieure des pays pauvres très
endettés. « C’est un pas en avant dans la longue bataille pour libérer les pays de la crise de la dette »,
a immédiatement commenté le représentant de Eurodad, un réseau
d’organisations non gouvernementales (ONG) mobilisées sur la dette.
Mais le problème de l’endettement des pays pauvres est encore loin
d’être réglé. Et l’avenir des flux d’aide publique internationale reste
incertain en dépit de la multiplication actuelle des promesses et des
projets.
Un joli cadeau peu coûteux
Première
victoire : dix-huit pays (1) vont bénéficier d’une annulation totale du
stock de leur dette auprès du Fonds monétaire international (FMI), de
la Banque mondiale et de la Banque africaine de développement. La
facture va s’élever à environ 1,5 milliard de dollars par an pour
l’ensemble des pays riches. Certes, on est loin de l’annulation de la
dette de tous les pays pauvres très endettés (180 milliards de
dollars), mais les 40 milliards annoncés représentent environ la moitié
de la dette extérieure totale des pays concernés et la quasi-totalité
de leur dette multilatérale. Une dizaine d’autres pays pourraient à
terme profiter de la mesure, portant les annulations à 55 milliards de
dollars au total.
Deuxième victoire : pour les pays pauvres dont la
situation se dégrade du fait de la conjoncture internationale (hausse
brutale des prix du pétrole, forte baisse du prix des matières
premières exportées…), le G8 propose la constitution d’un nouveau fonds
destiné à les soutenir par une aide supplémentaire.
Troisième victoire : ces annulations devraient être financées par des
budgets d’aide additionnels, sans puiser dans les ressources actuelles
des institutions sauf pour le FMI (2). Les Etats-Unis, réticents à
s’engager pour de nouveaux montants d’aide, en ont accepté le principe.
Il est vrai que cela ne devrait représenter que quelques centaines de
millions de dollars d’aide supplémentaire par an, une broutille. Ce qui
explique en partie le résultat final : le cadeau est joli et il ne
coûte pas très cher.
Les pays riches restent bien dans la logique des petits pas qu’ils ont
toujours entretenue : remboursement de la dette repoussé dans le
temps (rééchelonnement), puis annulation d’un tiers de la dette
bilatérale (3) en 1998, de la moitié en 1991, des deux tiers en 1994,
puis annulation de 80 % de la dette multilatérale (4) en 1996, de 90 %
en 1999 et cette fois 100 % d’une grande partie du stock de la dette
multilatérale. Chaque pays du G7 peut ainsi se prévaloir à tour de rôle
d’accomplir un pas de plus dans l’aide financière aux pays du Sud. A ce
rythme, « on est encore loin du compte », affirme Jean Merkaert, du CCFD, animateur de la campagne « 2005
plus d’excuses ». « On aimerait bien des règles du jeu claires et non
des annulations décidées en fonction des jeux politiques du moment
entre pays riches », ajoute-t-il.
De fait, toute la dette
internationale des pays pauvres n’est pas annulée, tous les pays
pauvres endettés ne vont pas en bénéficier et les engagements de
financements de ces annulations ne sont fermes que pour les premières
années. Après, tout dépendra de la bonne volonté politique et
budgétaire des pays riches en faveur de l’aide. Le fait que les
promesses de 1996 et 1999 d’annulation de la quasi-totalité de la dette
n’aient pas été tenues n’est pas de bon augure…
Emprunt ou taxe mondiale
De
nombreux pays ont certes annoncé un futur accroissement de leur aide :
la France et le Royaume-Uni ont promis d’y consacrer 0,7 % de leur
produit intérieur brut (PIB) respectivement d’ici à 2012 et 2013, et
l’Union européenne, l’Allemagne et l’Italie d’ici à 2015. Mais on sait
qu’en ce domaine, les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent.
D’où la volonté britannique de faire évoluer les pays riches en faveur
de mécanismes permettant d’assurer un financement pérenne de l’aide
publique internationale. Ils n’ont rien obtenu en juin, mais la
discussion va se poursuivre lors de la rencontre des chefs d’Etat du G8
à Gleneagles en Ecosse, du 6 au 8 juillet, et lors du grand débat sur
le financement des Objectifs du millénaire qui se tiendra à l’ONU en
septembre.
Gordon Brown, le ministre des Finances britannique,
défend depuis 2003 le projet d’une International Financial
Facility (IFF), un emprunt de l’ordre de 50 milliards de dollars par an
sur une dizaine d’années, dont l’argent serait immédiatement utilisé
pour financer des projets au Sud. La France, le Brésil et le Chili,
soutenus par plus de 100 pays, défendent plutôt la nécessité de créer
des taxes mondiales. Le G8 de juin a décidé de maintenir les deux fers
au feu : l’IFF, avec l’étude d’un projet pilote consacré à
l’immunisation contre le sida, et les taxes mondiales, avec l’étude,
poussée par l’Allemagne et la France, d’une taxe sur les billets
d’avion dont le principe a été acté sur une base volontaire au sein de
l’Union européenne.
Faut-il privilégier l’une des deux pistes ? Il faut d’abord souligner
que l’une comme l’autre peuvent être mises en œuvre sans l’accord des
Etats-Unis. L’emprunt que pourraient effectuer les pays riches ou les
recettes des taxes instaurées seraient supérieurs avec la participation
américaine, mais rien n’empêche le reste du monde d’avancer sans eux.
L’argent ainsi obtenu serait déjà conséquent. Au-delà, le projet d’IFF
présente plusieurs très gros désavantages.
Cible manquée
Contrairement
à ce que laissent entendre les Britanniques, l’IFF n’apporte pas de
ressources supplémentaires à l’aide au développement. L’emprunt permet
de distribuer plus d’aide aujourd’hui en utilisant la capacité des pays
riches à emprunter sur les marchés financiers internationaux pour
financer des projets de développement. Une source de financement à
laquelle les pays pauvres n’ont pas accès. Mais l’emprunt a pour
conséquence de diminuer l’aide de demain, puisque les futurs budgets
serviront essentiellement à le rembourser. Le bilan a même toutes les
chances d’être négatif puisqu’en plus du prêt, il faudra payer des
intérêts. Et comme les pays emprunteraient pour financer non pas leurs
dépenses mais des projets, au Sud, à la rentabilité incertaine, le taux
d’intérêt demandé par les marchés financiers serait sûrement plus élevé
que pour les emprunts d’Etat habituels.
D’après les calculs de Todd
Moss, du Center for Global Development, un emprunt de 500 milliards de
dollars sur dix ans, remboursable sur trente ans, comme le suggère
l’IFF, coûterait 220 milliards de dollars d’intérêt aux taux actuels
plus, au minimum, 25 milliards de dollars de coût supplémentaire. Le
projet de taxes mondiales évite tous ces désagréments : il représente
une mobilisation de véritables ressources nouvelles, qui plus est
acquises à un coût faible, celui nécessaire à la collecte et à la
distribution des recettes.
Enfin, le projet d’IFF est uniquement axé sur l’idée d’un accroissement
de l’aide au développement. Il repose sur la croyance que plus d’aide
se transforme forcément en plus de croissance et donc plus de projets
sociaux au Sud. Ce n’est malheureusement pas si simple : l’aide peut
être mal utilisée ou son utilisation rendue impossible du fait des
faibles capacités de gestion administrative des pays receveurs (5).
L’important n’est pas tant d’augmenter les flux d’aide que d’assurer
des flux réguliers sur le long terme à même de soutenir le
développement des pays dans la durée. Le projet de taxe mondiale est de
ce point de vue plus adéquat. Il a également l’avantage d’être plus
souple : si les pays à même de bien utiliser l’aide ne peuvent en gérer
plus, ses recettes pourraient être utilisées pour financer des projets
d’amélioration de l’environnement, pour créer un fonds d’aide aux pays
victimes de la spéculation financière, etc. Bref, la palette des biens
publics mondiaux finançables est bien plus large.
Les politiques d’aide publique au développement sont aujourd’hui à un
tournant. Tous les experts reconnaissent que les recettes appliquées au
cours des vingt-cinq dernières années ont largement échoué. Même la
Banque mondiale ose publier un rapport de critiques à faire pâlir de
naïveté les analyses des ONG contestataires (6). Ce mea-culpa
des pays riches et des institutions internationales contribue
indéniablement à vouloir solder les erreurs du passé et permet des
accords comme celui qui vient d’être obtenu sur la dette. Il ne va pas
jusqu’à arrêter de défendre une large ouverture des marchés, qui
contribue souvent à ruiner les producteurs du Sud. Reste donc
maintenant le plus difficile : rebâtir les principes de l’aide, sans
répéter les mêmes erreurs.
Christian Chavagneux
(1)
Bénin, Bolivie, Burkina Faso, Ethiopie, Ghana, Guyana, Honduras,
Madagascar, Mali, Mauritanie, Mozambique, Nicaragua, Niger, Rwanda,
Sénégal, Tanzanie, Ouganda et Zambie.
(2) Les
Etats-Unis se sont opposés à ce qu’il puisse vendre une partie de son
stock d’or à cet effet. Le FMI utilisera donc le reliquat des fonds
obtenus lors des dernières ventes d’or réalisées en 1999.
(3) Dette bilatérale : dette due aux autres pays.
(4) Dette multilatérale : dette due aux institutions internationales comme le FMI, la Banque mondiale...
(5) Pour une démonstration plus complète, voir notre dossier dans Alternatives Economiques n° 237, juin 2005.
(6) The Growth Experience. Lessons from the 1990s, avril 2005, accessible sur www.worldbank.org